Author: Soune

« Regardez bien ce qu’aucun œil ne verra plus !
Voyez l’immense Charn, cité du roi des rois,
Merveille de ce monde et des mondes au-delà
– Et dont la vie en un instant a disparu –

« Elle est muette à présent mais avant sa ruine,
L’air était plein toujours des sons de son essor :
Le claquement constant du fouet sur l’échine
Des esclaves geignant aux portes de la mort,

« Le grincement des roues, les frottements de pieds
Le tonnerre des chariots, le timbre des tambours
Qui informaient la plèbe au fil de leurs coups sourds
De la chute des corps de nouveaux sacrifiés !

« Je me suis tenue là, dans ses dernières heures,
La guerre gonflait les rues de son rugissement
Tandis que mes soldats mouraient dans la douleur,
Que les flots de la Charn se gorgeaient de leur sang »

Ainsi parlait Jadis au seuil de son palais,
Quand les pourpres lueurs d’une étoile flétrie
Soulignaient les contours d’une cité sans vie :
Sans remords et l’esprit plein d’orgueil satisfait.

Le chant du rossignol nous appelle, ma douce !
Après le crépuscule, ses trilles sonnent clair :
Attrape donc ma main et dansons sur la mousse
Enlacés dans le froid limpide de l’hiver !

Ton corps chauffe mon cœur, ton rire emplit mon âme
Ivres de passion, valsons jusques au jour !
Célébrons notre joie, exaltons notre flamme
– Savourons derechef notre éternel amour –

Cinq ans – cinq ans déjà – cinq ans qu’il est parti ;
Que reste-t-il alors, cependant que son corps
Se putréfie dans une boîte ivoire et or,
De la froide dépouille de mon plus vieil ami ?

Quand je ne serai plus, je voudrais reposer
Dans une terre grasse, sans cercueil et sans marbre ;
Qu’au-dessus de ma chair l’on plante un petit arbre
Qui puisera en moi pour se développer.

L’air est doux et les nues ont des couleurs d’orage
Graduellement la pluie commence de tomber
Et contrefait enfin les averses d’été :
Elle morcelle le ciel et noie le paysage,

Je suis bientôt trempée ; la chaude ondée ruisselle
Sur mes joues, mes cheveux et je sens que le flot
Imprègne mes habits, conquiert toute ma peau,
M’inonde toute entière dans son flux torrentiel.

La brise me caresse et je marche ravie,
Des globules perlant de mes lèvres à ma gorge
Et tandis que je foule des sentiers qui dégorgent
Je souris, tout mon corps dégoulinant de pluie.

La rivière serpentait par les bois et les prés
Son onde toujours claire murmurait doucement
Parfois son chant semblait un appel entraînant
Tandis qu’elle frôlait les galets, les rochers

On la disait maudite, certains soufflaient « hantée ! »
Elle était évoquée dans les anciens grimoires,
Son nom se retrouvait dans de vieilles histoires
Obscures et prenantes, et presque oubliées ;

Les gens des bourgs voisins, bien prompts à s’émouvoir
Que l’on y laisse jouer les bambins du village,
Ne se lassaient d’émettre de sinistres présages
Et répétaient que l’on y pouvait entrevoir

Un visage et des bras aussi blanc que la neige
Qui recouvrait ses bords par les mois de froidure,
Tantôt un œil d’un vert comme celui des ramures
Quand le printemps venait ressusciter ses berges,

Parfois des boucles blondes comme les blés d’été
Ou bien rousses et brunes comme les feuilles mortes
Que les vents de l’automne détachent et emportent
– Et cela en effet était la vérité.

Ses berges et son lit, son babil et ses flots
Rappelaient les sourires, évoquaient les beautés
D’une femme exaltée – depuis longtemps noyée –
Qui avait fait sa vie en bordure du ruisseau ;

L’hiver, elle admirait les flocons et le givre,
Du printemps à l’automne, elle faisait son trésor
Du soleil, de la pluie, des splendeurs de l’aurore
Et ceux qui l’approchaient sentaient sa joie de vivre.

Les siècles passant, elle fut oubliée
Pourtant les riverains qui courent ces talus
Et tirent de leur puits une eau qui vient du ru
Restent prompts à sourire et à s’émerveiller ;

Quant à l’enfant qui choit dans le lit tumultueux,
Il est hors de danger car les vagues le poussent
Jusqu’à un gué tout proche aux rocs couverts de mousse
Et sort avec un éclat neuf au fond des yeux.

J’ai creusé dans mon cœur un tout petit tombeau ;
Et parfois j’y dépose
Des pétales de rose
Pour adoucir ce qu’il renferme de chaos :

Le couvre de soupirs et de suaves offrandes
– De fleurs de cerisiers,
Brises tièdes d’été,
De parfums de forêt et de grains de lavandes,

Des trilles d’une grive – ou lui offre l’éclat
Des nuits orageuses
Puis souffle une berceuse
Dans la tendre lueur de la lune qui croît.

Les jours, semaines, passent – longs, lourds et douloureux –
Tout brûlants du départ de ceux que j’ai aimés ;
Leur absence est cruelle et gorge mes pensées,
Je soutiens mal l’idée d’un éternel adieu.

Mais si ce vide est dur et ce chagrin profond
C’est que j’ai eu la chance, trente-cinq années durant
De pouvoir profiter de mes deux grands parents,
De grandir entourée de leur affection ;

Il me reste à présent les souvenirs heureux
D’instants doux et vivants passés à leurs côtés,
De moments où ils m’ont témoigné leur fierté,
Et leurs tendres sourires d’éternels amoureux.

Mon humeur est morose, je n’ai plus goût à rien ;
Indéniablement, je devrais me secouer,
Me changer les idées, peut-être décider
D’un objectif à suivre, définir un chemin,

Mais je n’ai pas d’envies, je n’ai plus de désirs,
Le présent, le futur, sont mornes et sans couleurs
La mélancolie prend chaque jour de l’ampleur
Sans que je trouve en moi l’énergie d’en sortir.

Je me sens toujours jeune ; j’ai pourtant aujourd’hui
35 ans – le temps passe et mes vertes années
Sont loin de moi au regard de la société –
Sur tant de lustres en tant qu’adulte qu’ai-je bâti ?

Mais le bilan est nul, je n’ai rien su construire.
Les mois expirent ; je vieillis mais ne grandis pas
Famille, amis, travail – qu’importe que je sois là ?
Les jours fuient vers l’inanité de l’avenir.